22 juin 1986
Je me souviens qu’il faisait chaud. Mais moins en France qu’au Mexique où les commentateurs semblaient littéralement étouffer dans la moiteur de leur cabine. Pendant les matchs, les joueurs s’arrêtaient parfois, mettaient leurs mains sur les hanches, à la recherche d’air, leur langue pendait en dehors de leur bouche comme celle des vieux chiens après un effort prolongé. Des tribunes, je me souviens que les mexicains lançaient des petites poches en plastique pleines d’eau. Au mépris de toutes les règles de sûreté et d’hygiène, les joueurs les ramassaient et les faisaient éclater au dessus de leur visage. Aujourd’hui, les diététiciens et les kinés entreraient sur la pelouse pour hurler comme des bêtes démentes. Et avec eux, les démineurs, les agents spéciaux du FBI, les patrons d'ONG...
L’Equipe de France de cette année là, c’était encore pour quelque temps celle de Platini (il tirerait quelques semaines plus tard sa révérence, accompagné d’autres joueurs historiques du 11 français) mais le joueur que je préférais à l’époque se nommait Manuel Amoros. C'était le latéral droit de la défense tricolore. Il était un peu barge mais vif, solide, râblé, caractériel, élégant, difficile à bouger. Il portait le numéro
2, un numéro avec lequel je jouais moi-même, bien qu'étant attaquant. C'était peut-être pour faire l'intéressant me distinguer des autres qui se fritaient bêtement pour le
10 (1). De temps en temps, Amoros disjonctait, filait des coups de boule ou des claques à des joueurs qui l’asticotaient. J'aimais bien cela. A ses débuts, il avait fallu le canaliser, mais avec le temps, il avait appris à maîtriser toute cette énergie désordonnée.
Je me souviens de cette coupe du monde comme aucune autre. C’est la coupe du monde de mon enfance. Davantage que celle de 82, pour laquelle j'étais peut-être trop petit. Lorsque l’Equipe de France marquait un but – ce qui arrivait souvent en ce temps là – je m’échappais dans le jardin en hurlant et je faisais le tour de la baraque, les bras en l’air. Cette équipe était romantique, idéaliste, soudée, humaine. Nous pensions qu’elle méritait de remporter le trophée. Nous y croyions tous, nous pensions tous qu’elle pratiquait le plus beau jeu du monde. Plus beau que celui du Brésil.
Justement,
le 21 juin, soit la veille du jour qui nous intéresse, le 22, l’équipe de France avait éliminé le Brésil des Zico, Careca, Junior et Socrates - pas vraiment du pipi de chat en somme - dans ce qui reste un match d’anthologie. La chaleur encore, je me souviens de la chaleur de ce jour là, suintant à travers l'écran de télévision, de ce soleil harassant qui obligeait les joueurs à se révéler à eux-mêmes. Je me souviens des voix crachotant dans le poste de Drucker (déjà limite supportable), de Bernard Père et de Piantoni. Hélas, la France sortit de la compétition quelques jours plus tard,
le 25 juin pour être exact, contre l’Allemagne, encore, et son gardien fou à lier. Pourtant supérieure à la RFA, elle perdit sans pouvoir lutter, des armes ramollies entre les mains, éreintée, par trop d'efforts consentis mais surtout parce qu’elle s’était sans doute vue trop belle après sa victoire contre le Brésil. Les joueurs brésiliens en témoigneraient plus tard, après le match, ils avaient entendu les chants français résonner dans les vestiaires, et ils s’étaient étonnés de cette joie qui ressemblait à celle qui déborde lorsque l’on remporte la compétition. Il n’en était rien. Les français avaient célébré trop tôt leur supériorité. Vidés, sans jus, la défaite fut consommée dès les premières minutes quand Joël Bats, le portier de l’époque, relâcha le coup franc pourtant inoffensif d’Andreas Brehme. Comme un Arconada de bazar, à peine deux ans après le sacre européen du onze tricolore. Quelle ironie ! Je me souviens précisément de l’instant. Nous dinions sur la terrasse. Mon père avait orienté le téléviseur afin que nous puissions regarder le match tout en mangeant. J’avais de la colère plein la bouche, nous rêvions de revanche magnifique, nous étions tellement plus forts que ces brutes rhénanes, nous allions pour les humilier, les inonder de notre beauté philosophique (oui, le foot, ça peut être ça). Dans les premières minutes du match, le courant coupa et l’écran devint noir. Quand mon père rétablit l'électricité, que l’image reparut, Bats était à terre et les allemands célébraient déjà l’ouverture du score. Ces salopards d'allemand. Et les larmes inondèrent mon visage.
Pas encore ! La France, malgré une domination de tous les instants, et notamment une énorme occasion de Bossis en fin de match, ne revint jamais dans la partie, et Rudi Völler, l’attaquant allemand ajouta un deuxième but en contre. Un but qui sonna comme une injustice de plus. C’était la victoire de la laideur sur la beauté pure. Du réalisme sur le rêve. J’idéalise ? Et bien, je fais ce que je veux. L’Equipe de France en termina avec ce mondial le 28 juin. Elle écrasa la Belgique dans le cadre de ce que l’on appelle encore aujourd’hui le match pour la 3ème place (2), le match dit de consolation qui ne console jamais rien. La petite finale qui n’en est pas une du tout. 4 buts à 2, pour les tablettes davantage que pour les souvenirs. On offrit aux français une breloque de merde. Ils l'acceptèrent en tirant la gueule.
Voilà. L’Allemagne et l’Argentine s’affrontèrent en finale. En France, nous étions privés de notre équipe de poètes. Personne ne savait sur quelle équipe reporter ses espoirs déçus. Les allemands, les argentins. Personne ne savait. La logique aurait dit : l'Argentine. Mais la logique et l'Argentine en avaient pris un coup, ce fameux 22 juin 1986.
Harald
(1) A cette époque, les joueurs titulaires portaient des numéros qui allaient de 1 à 11. Le numéro 2 était le numéro du défenseur droit. Le meneur de jeu portait le numéro 10. L’avant-centre le numéro 9. Aujourd’hui, la numérotation est libre (des joueurs peuvent porter le numéro 57 si ils le veulent), au grand dam des puristes – dont je fais partie.
(2) le match pour la 3ème place oppose traditionnellement les deux équipes vaincues en demi-finale.